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Je me souviens comme si c’était hier du temps où Nyons possédait une gare ferroviaire animée qui battait au rythme des arrivées et des départs. Dans ce coin de Drôme provençale, au cœur des Baronnies, la petite ville était alors ouverte sur le monde par une ligne de chemin de fer qui serpentait le long de la vallée de l’Eygues et permettait à nos produits – olives, lavande, vin et noix de rejoindre les marchés lointains. À l’époque, le centre-ville de Nyons était moins étendu, mais on y trouvait déjà le pont Roman, la route de Montélimar bordée d’oliveraies et, le jeudi, un marché trépidant où l’on parlait de tout : des récoltes, des « correspondances » avec Lyon, Marseille, Montélimar ou Pierrelatte, et bien sûr des nouveautés qui arrivaient par le train.
Quand je dis « train », je parle d’un terminus au charme désuet. Le bâtiment principal le bâtiment voyageurs abritait une billetterie, des guichets, des salles d’attente séparées pour les trois classes, un petit quai couvert et, de l’autre côté, une gare marchandises avec son dépôt, son château d’eau ferroviaire et son dépôt de charbon. Le soir, les lampadaires à pétrole diffusaient une lueur dorée sur les rails et les wagons, et il fallait faire attention en traversant le passage à niveau avec les charrettes. Nous étions fiers d’avoir une ligne Nyons-Pierrelatte gérée par la compagnie P.L.M. (Paris-Lyon-Méditerranée), laquelle avait consacré huit années à des études et trois autres à des travaux avant l’ouverture. On disait que le premier convoi commercial était arrivé le 22 juillet 1897, ce qui situait la scène en plein XIXᵉ siècle. Quelques jours plus tard, le 3 août 1897, le président Félix Faure inaugura la ligne lors de fêtes qui durèrent quatre jours. La gare devint tout de suite un terminus en cul-de-sac : trois trains par jour partaient et arrivaient, mêlant voyageurs et cargaisons agricoles.
À l’époque, prendre le train était tout un rituel. Les voyageurs achetaient des billets en carton qu’ils rangeaient dans leur portefeuille. On consultait les horaires affichés au mur avant de hisser les valises à bout de bras. Le chef de gare en uniforme et casquette saluait, sifflet à la bouche, tandis que les porteurs aidaient les paysans à charger les sacs d’olives, de lavande ou de vin en tonnelets. Un contrôleur passait composter votre billet, et lorsque le signal était donné, la locomotive à vapeur crachait une fumée dense qui enveloppait la campagne nyonsaise d’une odeur âcre. Le transport rural permettait d’acheminer les marchandises agricoles vers Pierrelatte pour rejoindre la grande ligne de Paris-Lyon à Marseille, et en sens inverse on voyait descendre des artisans, des fonctionnaires, des instituteurs qui venaient s’installer au pays.
Cette histoire ne s’est pas faite en un jour. Dès 1879, une loi classait une future ligne « de Nyons à la ligne de Lyon à Marseille par Valréas » parmi les 181 lignes d’intérêt général. Le Parlement déclara le projet d’utilité publique en août 1882 et, en 1886, concéda la construction à la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée. On imagine l’enthousiasme local : les ouvriers ont creusé des tranchées, construit trois viaducs en pierre rose de Venterol – notamment celui de La Fosse (73 mètres), celui de Chappelas (69 mètres) et le viaduc de la Sauve (65 mètres). Après le viaduc de La Fosse, la voie atteignait son point culminant à la gare de Venterol-Rousset, avant de plonger vers Nyons avec une pente de 30 ‰. Tout au long du parcours, les wagons passaient sur un seul rail, parfois à flanc de colline, et l’on ressentait la locomotion comme une aventure. C’était une voie ferrée non électrifiée, sans signaux lumineux, où le chef de gare communiquait par télégraphe.
Pendant le début du XXᵉ siècle, la ligne participait à la vie locale. Des projets d’agrandissement virent le jour : on allongea des quais, on modifia des salles d’attente et l’on installa des ronds-points avec des lampadaires électriques à Valréas. Au début des années 1930, la compagnie supprimait des barrières de passage à niveau et économisait des gardiens. Pourtant, la ligne restait indispensable pour le transport des enfants vers le collège, des journaux et des colis de la poste. Les paysans du Nyonsais portaient leurs cartons d’huile d’olive, leurs paniers de lavande et de fruits au quai de chargement. En hiver, les locomotives soufflaient la neige devant elles et laissaient derrière elles de longues coulées noires de fumée. On disait que la gare, avec son château d’eau et sa fosse à piquer, avait tout le nécessaire pour retourner les machines.
Hélas, l’euphorie fut de courte durée. En février 1940, la SNCF interrompit le trafic voyageurs, faute de carburant pour les autocars et à cause des restrictions imposées par la guerre. La ligne n’était plus rentable, et malgré une reprise partielle le 16 octobre 1940, on sentait qu’elle entrait dans la catégorie des lignes désaffectées. Les années 1930 avaient déjà vu la concurrence des bus et des voitures, et après la guerre l’État ne voulait plus investir. La Compagnie Nationale du Rhône construisait alors le canal de Donzère-Mondragon ; l’absence d’ouvrage ferroviaire pour franchir ce canal scella le destin de notre ligne. Le 15 mars 1951, le dernier train quitta la gare de Nyons. Deux semaines plus tard, les bulldozers arrachèrent les rails pour laisser passer le canal. On avait beau constituer un comité de défense, solliciter le ministre ou écrire des lettres au député, la décision était irréversible. Le déclassement officiel intervint le 12 novembre 1954.
Je me rappelle encore ce souvenir : ce matin de fermeture de ligne, j’étais avec quelques amis sur le quai, les yeux humides. Une carte postale ancienne entre les doigts, j’écoutais le sifflet du chef de gare qui sonnait pour la dernière fois. Les bruits des trains, le sifflement des soupapes et l’odeur d’huile allaient disparaître de notre mémoire collective. La gare désaffectée allait devenir silencieuse, et la voie ferrée s’enfoncer peu à peu sous les herbes sauvages. Pour beaucoup, c’était une page d’histoire locale qui se tournait. On disait que l’on perdait un patrimoine industriel, un témoin du passé. Sur le moment, personne n’imaginait que la ville grandirait sans sa gare.
Aujourd’hui, lorsque je regarde le bâtiment en pierre rose, je retrouve un charme désuet. La sous-préfecture de Nyons y a pris ses quartiers : la salle d’attente a été transformée en bureaux et la marquise sert de terrasse aux employés. Les guichets ont disparu, mais la façade a gardé son architecture du début XXᵉ siècle. Les rails ont laissé place à une promenade, et l’on devine encore l’emplacement de la plaque tournante. Les anciens disent qu’il reste, au fond d’un jardin, un morceau de rails rouillés et un passage à niveau réaffecté. Les wagons et les locomotives ont disparu, remplacés par des vélos et des poussettes. Parfois, des passionnés de tourisme ferroviaire repassent avec des maquettes et des cartes postales anciennes de la gare. Ils racontent que nos trains faisaient rêver les enfants et que certains voyageurs prenaient la correspondance pour Montélimar ou Marseille.
La mémoire d’antan survit dans les témoignages. On peut encore lire, dans la revue Études drômoises, que la ligne avait nécessité d’énormes travaux. Certains historiens rappellent que le projet avait fait l’objet d’une longue lutte politique. Les archives évoquent aussi des incidents pendant la construction : un ouvrier renversé par une machine et des communes qui se plaignaient de voir détourner leurs sources. Même ces anecdotes alimentent la nostalgie ferroviaire. Lorsqu’on ferme les yeux, on entend le sifflet du chef de gare, le bruit des roues sur les joints des rails, le chuintement de la locomotive à vapeur et le cri des vendeurs au marché du jeudi.
Cette histoire locale est un patrimoine oublié qu’il faut continuer à faire vivre. Je raconte souvent ces souvenirs aux jeunes qui ne peuvent imaginer une gare voyageurs et marchandises nichée au pied des paysages provençaux. On me demande parfois : « Papy, pourquoi es-tu si attaché à cette gare ? » Je réponds que nos ancêtres avaient construit plus qu’une voie ferrée : ils avaient tendu un lien entre la montagne et la plaine, entre le transport rural et les grandes lignes nationales. Ils avaient construit un symbole d’ambiance d’autrefois. Le monde a changé, mais en promenant vos pas du pont Roman à l’ancienne gare, vous ressentirez peut-être l’empreinte de ces trains de l’époque et de ces correspondances perdues.
En lisant ces lignes, imaginez-vous le film qui défile. Bientôt, je glisserai ici une vidéo de l’ancienne gare, filmée avec amour. Vous verrez le vieux bâtiment, les lampadaires qui éclairent encore la place, la campagne nyonsaise au soleil couchant et des oliveraies à perte de vue. Ce modeste montage n’est qu’un prétexte pour prolonger le souvenir et pour montrer que la gare de Nyons, bien que silencieuse, reste un repère dans notre mémoire collective. Et lorsque vous entendrez au loin un sifflet imaginaire, souvenez-vous que c’est peut-être la voix de vos ancêtres vous invitant à embarquer pour un voyage vers le passé.